1959, Desdemona fait tourner une cuillère en argent au-dessus du ventre de sa belle-fille enceinte. Cela fait des années qu’elle prédit le sexe des bébés pour les amies et la famille. Jusqu’à présent, elle ne s’était jamais trompé : 23 prédictions, 23 victoires. Elle en est sûre, cette fois-ci, ce sera un garçon. Quelques mois plus tard naîtra Calioppe Stephanides… Une fille! Enfin, à priori… Une anecdote qui marquera la fin de la carrière de devin de Desdemona et le début du périple de Calioppe.
Mais pour comprendre l’histoire de notre héroïne, il faut faire un bon dans le temps pour rencontrer ses grands-parents, porteurs d’un lourd secret et du gène récessif qui fera de leur petite-fille une hermaphrodite.
Ce gène a traversé les atrocités de la guerre et les flammes qui détruisirent la belle cité de Smyrne avant de quitter la Grèce et de s’installer à Detroit, aux États-Unis où il découvrit le travail à la chaîne et les hot-dogs. Middlesex est une imposante saga familiale qui, anecdotes après anecdotes, tisse doucement le destin de l’extraordinaire Calioppe. Dès sa jeunesse, la dernière descendante des Stephanides sent rapidement qu’elle n’est pas une fille comme les autres. Tandis que ses amies sont doucement confrontées aux petits bonheurs de la puberté, Callie s’intéresse de près à ce qu’elle appelle son crocus, une excroissance qui lui pousse entre les jambes. L’apparition d’hormones masculines va progressivement viriliser son corps et, probablement, jouer un rôle sur ses préférences sexuelles.
« Imaginez-moi à l’époque malheureuse de mes treize ans quand j’entrai en quatrième. Un mètre soixante-dix-huit, soixante-cinq kilos. Mes cheveux noirs pendant comme des rideaux de chaque côté de mon nez. Les gens faisaient mine de frapper à la tenture noire qui voilait mon visage en criant : « Il y a quelqu’un? »
J’y étais. Où aurais-je pu aller ? »
Middlesex lève le voile sur une condition encore trop méconnue aujourd’hui et pose surtout la question de la construction de l’identité sexuelle. Qu’est-ce qui compte vraiment ? Le genre sexuel de naissance ou l’éducation que l’on impose à un enfant ? Le cas de Calioppe est particulièrement intéressant car elle a été élevée comme une fille, mais ce sont les hormones masculines qui prennent le dessus à la puberté. La société veut l’obliger à choisir et pour ses parents, la décision est déjà prise. Tout le monde semble vouloir lui imposer son futur, mais Calioppe n’a pas dit son dernier mot.
« Je m’étais trompé pour Luce. J’avais pensé qu’après avoir parlé avec moi il déciderait que j’étais normale et me laisserait tranquille. Mais je commençais à comprendre quelque chose à propos de la normalité. La normalité n’était pas normale. Elle ne pouvait pas l’être. Si la normalité était normale, personne ne s’en soucierait. On pourrait la laisser se manifester d’elle-même. Mais les gens – et particulièrement les médecins – avaient des doutes quant à la normalité. Ils n’étaient pas sûrs que la normalité fût à la hauteur de sa tâche. Ils se sentaient donc enclins à lui donner un coup de pouce. »
Dans Middlesex, Jeffrey Eugenides joue avec le temps. Il saute d’une décennie à une autre, passe en accéléré une grossesse un peu trop classique ou s’attarde sur la salle d’attente d’une clinique spécialisée en désordres sexuels et identité de genre. L’auteur de Virgin Suicides a définitivement un don pour écrire des histoires poignantes, et tout cela avec une économie de mots qui rend la lecture très fluide et agréable. Rien n’est de trop dans Middlesex, au contraire. Ce roman s’est avéré être un coup de cœur inattendu mais total et il faut dire que c’est avec beaucoup de regret que j’ai quitté Calliope et la famille Stephanides. Les personnages sont attendrissants, on partage leur souffrance et leur réussite jusqu’au bout.
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